Interview d’Expert : « Parmi les chasseurs de tête, vous pouvez trouver «le bon, la brute et le truand» »

Interview d'Expert : les Français ne savent pas du tout «utiliser» les chasseurs de têteGuillaume Rastouil travaille pour le cabinet de recrutement Argyll Scott depuis 2013, à Singapour. Après une formation supérieure en Travaux Publics et en Stratégie, il intègre le monde de la Finance à Paris puis à Londres, avant de revenir à Singapour, où il avait passé une partie de son adolescence. Il partage aujourd’hui, avec la Communauté des Femmes Expatriées Audacieuses, son expérience de Chasseur de Tête à Singapour.

Vous n’êtes pas basée à Singapour?

Cette interview est aussi pour vous, car Guillaume nous livre de très bons conseils en terme de méthodologie, qui sont valables où que vous soyez dans le monde !

#1 – Comment définirais-tu le marché du travail singapourien ?

Selon moi, c’est un marché en pleine évolution, qui est en train de gagner en maturité. De plus en plus d’entreprises se mettent à développer des politiques de rétention de leur personnel. Cette impulsion vient en réaction à une tendance assez marquée des locaux, d’être très volatiles. Ces derniers ont longtemps développé une stratégie court-termiste, en s’intéressant principalement aux bénéfices immédiats et concrets qu’ils pouvaient retirer d’une opportunité. Ils n’hésitaient pas à changer de job tous les 6 mois si leur entreprise ne leur donnait pas rapidement des perspectives d’évolution ou pour quelques dollars supplémentaires. Les fonctions RH qui étaient principalement des services administratifs, se sont mises à évoluer et sont de plus en plus nombreuses à mettre en place des politiques concrètes pour l’encadrement et le développement de leurs salariés. Les entreprises prennent conscience des coûts directs et indirects de ces recrutements à répétition et développent donc des fonctions RH avec une vision plus stratégique. Néanmoins, toutes les entreprises n’en sont pas au même point, et il reste encore beaucoup d’entreprises sans réelle politique de rétention. C’est ce qui fait perdurer cette grande mobilité chez les locaux. Ce n’est pas une pratique généralisée et partagée par les Français sur place, par exemple, qui recherchent, eux, davantage de stabilité. La gestion de notre carrière est très différente. Le dynamisme de l’économie locale renforce cette différence puisque les locaux ne sont pas inquiets de pouvoir retrouver rapidement un nouvel emploi, ce qui n’est pas du tout certain en Europe. Ce ne sera pas forcément un « dream job » mais les Singapouriens peuvent facilement retrouver un emploi.

#2 – Justement, comment analyses-tu les Français sur ce marché singapourien ?

Il y a 8 ans il était plus facile de trouver un job en étant étrangers. Avec la crise en Europe, entre 2008 et 2010, les Européens et les Français notamment, sont arrivés en masse sur Singapour. Cette augmentation de la population étrangère a changé le climat local vis-à-vis de la population étrangère créant davantage de compétition. Au début des années 2000, les Français qui débarquaient ici, étaient nombreux à avoir le sentiment d’arriver en terre conquise à Singapour. D’une certain côté, ils pouvaient se le permettre, car Singapour avait « faim » de talents étrangers. Aujourd’hui, cette attitude est beaucoup moins vrai : je rencontre pas mal de Français, qui sont un peu affolés par cette question de visa, ils ont peur de ne pas obtenir un visa de travail… Personnellement, je mets un bémol sur ce point. Même s’il y a eu des mesures comme la Jobbank (obligation de poster les offres pendant 14 jours sur un portail réservé aux Singapouriens et PR avant de pouvoir ouvrir aux travailleurs étrangers ), l’impact majeur de ce type de mesure est politique et ne fait que de rallonger les délais dans les processus de recrutement…Quand un candidat étranger a su démontrer la qualité de son profil et est choisi pour un poste, la Jobbank sera une formalité à accomplir et non pas une barrière… Ce qui est plus compliqué c’est lorsque les industries et/ou les métiers sont déjà très bien occupés par les locaux, qui sont eux aussi, de plus en plus, à être de mieux en mieux formés. Dans ces situations, il est vrai qu’il est plus difficile pour un étranger de trouver une place et que le recrutement de talents locaux est alors préféré. Cependant, il y a des industries qui ont fondamentalement besoin d‘étrangers, parce qu’il n’y a pas dans certain cas, suffisamment de profils locaux et plus particulièrement sur des profils techniques (comme dans l’IT, Oil&Gas, Healthcare ou l’Aéronautique). Etre étranger ne pose alors pas de problème tant que vous apportez une expertise ou un savoir-faire dans le pays. Il y a même des industries dans lesquels être français peut être un avantage : les Français sont connus pour être de bon ingénieurs, très numériques/analytiques ce qui peut plaire aux banques. Dans des industries comme l’Aéronautique ou le Luxe, les Français sont également très présents. Finalement un des avantages pour les Français ou autres profils Européens à Singapour où il n’y a pas forcément de forte ambition de développement de carrière chez les talents locaux, est leur ambition en matière de responsabilités, d’initiatives et de prises de risque.

#3 – Quels sont tes conseils en matière de recherche d’emploi ?

Ce que je constate souvent, c’est que les Français que je rencontre, ont une mauvaise anticipation du marché et une mauvaise méthodologie. En termes de méthodologie, je recommande dans un premier temps d’utiliser et développer son réseau, puis de contacter les chasseurs de têtes, et enfin de répondre à des annonces.

• Les annonces

Elles sont une énorme source de frustration en général pour les Français car elles se soldent par peu de retour. Derrière ces formulaires de candidature, il y’a souvent un premier tri réalisé par un profil RH junior qui n’est pas familier avec les profils atypiques (étrangers) et qui va donc, plus naturellement privilégier les profils locaux, plus familiers. Ce n’est pas le cas partout bien sûr, mais c’est un schéma que j’ai souvent constaté. Globalement, les annonces ne sont pas le moyen le plus efficace d’être recruté pour les étrangers et donc les Français. Cela peut fonctionner pour certaines personnes mais uniquement dans le cas où le poste correspond à votre profil à 200%. Donc ne les éliminez pas de votre stratégie, surtout qu’elles constituent par ailleurs, un bon outil pour mieux appréhender le marché et un bon prétexte pour contacter les chasseurs de tête.

• Les chasseurs de tête

Globalement, les Français sous-estiment l’importance des chasseurs de têtes et donc ne savent pas du tout les «utiliser». Cibler les chasseurs et cabinets spécialisés dans votre domaine est la première étape. Je reçois fréquemment des Français(es) qui me contactent en me demandant de leur trouver un job dans des fonctions ou industries ne faisant pas parties de ma spécialisation. Par exemple, des ingénieurs spécialisés en Oil&Gas me contactent parce qu’ils m’ont identifié comme chasseur de tête français sans prêter attention au fait que je suis spécialisé en Finance dans les industries Retail, Luxe et FMCG. Enfin, ciblez la bonne personne, celle qui connait son industrie, qui entretient une excellente relation avec ses clients, celle en qui vous allez avoir confiance et qui peut vous faire confiance. Je dirai, pour caricaturer, que parmi les chasseurs de tête, vous pouvez trouver « le bon, la brute et le truand ». Un chasseur est avant tout un vendeur et non un RH. Cependant, d’un chasseur à l’autre, l’expérience peut être très différente. Certains vont effectivement soutenir votre candidature chez un client uniquement parce que vous correspondez aux attentes immédiates du client. C’est un win-win, vous avez le poste, il a sa prime. D’autres peuvent voir plus large et se soucier que le poste sur lequel vous postulez soit effectivement une bonne opportunité par rapport à vos objectifs de carrière. Maintenir une bonne relation avec un chasseur va lui permettre de mieux vous connaitre et donc de vous mettre en avant et d’appuyer votre candidature auprès de son client, même si, sur le papier vous n’étiez pas forcément le meilleur candidat. Parce que le chasseur vous connait, qu’il connait son client, il peut prendre l’initiative de vous «vendre» parce qu’il entrevoit une perspective gagnante pour son client, pour vous et donc pour lui.

• Le Réseau

Là aussi, il s’agit d’être méthodologique. Les gens peuvent se montrer très disponibles, mais il faut être conscient qu’il n’y aura pas forcément de job ou de suivi, par la suite. C’est pour ça qu’il ne faut pas hésiter à relancer. Ici, à Singapour, on peut relancer 3 fois sans que ça pose problème, parce que les gens sont très pris, voyagent beaucoup et n’ont pas forcément beaucoup de temps disponible donc il ne faut pas hésiter à être plus «pushy». Nous sommes dans une culture anglo-saxonne, avec moins de formalisme qu’en France et l’habitude d’être plus direct. Essayez de plutôt maintenir les relations avec un réseau assez fermé. Mieux vaut identifiez 10 personnes qui sont influentes dans votre domaine et maintenir les relations avec elles, plutôt que de vous éparpiller à rencontrer 200 personnes, sans suivi. Quand on est Français, il est important de rencontrer la communauté française car les personnes sauront lire votre CV français et notamment votre diplôme. Ici par exemple, personne ne comprend le mérite d’avoir fait une école d’ingénieur et le fait de ne pas travailler dans l’ingénierie en étant ingénieur. HEC, ESSEC, Central ou Polytechnique…sortir des grandes écoles françaises ne signifie pas grand-chose ici et n’a pas du tout le même impact qu’en France. Pour faire ressortir son profil, il faut donc cibler les bonnes personnes, celles qui ont éventuellement étudié à l’étranger ou celles qui ont travaillé à l’étranger et qui connaissent et comprennent les différences entre les locaux et les autres nationalités.

#4 – Quels sont tes conseils pour optimiser la recherche d’emploi, ici ?

Singapour est piégeur, parce qu’il y a en apparence beaucoup de similarités avec l’Europe, avec en plus des clichés d’Eldorado envoyés en France. Il faut être patient, il faut prendre du recul, comprendre qu’on n’est plus chez nous et prendre le temps de comprendre le marché. Les chasseurs de têtes sont justement de bonnes ressources pour comprendre le marché. Il faut savoir s’adapter et ne pas reprocher les différences de mode de fonctionnement des locaux. Il faut vraiment comprendre qu’on ne joue pas à domicile et qu’on évolue avec les règles locales. C’est à nous de faire des efforts, d’être patient et ne pas arriver comme en terre conquise.